La Bibliothèque Tourguenev est une bibliothèque historique. C’est une bibliothèque française, spécifiquement parisienne, mêlée de près à l’histoire de Paris. C’est une bibliothèque de renommée internationale, en tant qu’institution scientifique, mais aussi parce qu’elle est devenue l’emblème des spoliations de guerre. Elle est reconnue, depuis longtemps, par les pouvoirs français, notamment par la Ville de Paris. A son rôle scientifique et culturel s’ajoute le rôle social qu’elle exerce vis-à-vis d’une certaine catégorie de la population parisienne.

Créée en 1875 par I.Tourguenev et un groupe de Russes résidant en France, la bibliothèque a connu les différentes vagues de l’émigration russe: les révolutionnaires russes d’avant la guerre de 1914, les soldats du corps expéditionnaire russe pendant la guerre de 1914-1918, l’émigration “blanche” après 1917, les “personnes déplacées” fuyant les régimes communistes après la 2e guerre, les dissidents russes après 1970.

Les vicissitudes de son histoire ont fait que, malgré son nom de bibliothèque “russe”, elle n’a jamais eu de contacts – et ceci tout à fait délibérément – avec les représentants officiels des différents gouvernements russes en France. Bibliothèque française, spécifiquement parisienne, Ce n’est pas par hasard qu’une bibliothèque de ce type a pu être créée et se maintenir à Paris pendant si longtemps, malgré toutes les difficultés – guerre, problèmes financiers, succession des vagues d’émigration. Paris a toujours été un pôle d’attraction pour les étrangers, et plus particulièrement pour l’intelligentsia russe dont la Bibliothèque Tourguenev est l’émanation. Des tentatives de créer des bibliothèques semblables ont eu lieu dans d’autres pays européens : aucune n’a eu la longévité et le rayonnement de la Bibliothèque Tourguenev ni bénéficié d’un accueil aussi favorable de la part des autorités locales.

La Bibliothèque Tourguenev a été mêlée de près à l’histoire de Paris. Elle a contribué à l’effort de guerre de 1914 à 1918 en offrant un foyer culturel aux soldats du corps expéditionnaire russe venus se battre aux côtés des soldats français. Elle fut aussi la première bibliothèque victime de la guerre de 1939-1945 : dès l’entrée des troupes allemandes à Paris elle fut mise sous scellés et ses fonds (100 000 livres) expédiés en totalité en Allemagne. Bibliothèque parisienne, elle est aussi une bibliothèque de renommée internationale.

Principale bibliothèque de la diaspora russe de l’entre deux guerres, elle était dès avant 1939 connue à l’étranger. Cela, en raison de la présence à Paris d’un grand nombre d’intellectuels russes célèbres (Bounine, prix Nobel de littérature en 1933, Aldanov, Ossorguine, etc.) et dont beaucoup faisaient partie de son Conseil d’administration, mais surtout parce qu’elle était le dépositaire de la mémoire de l’émigration. Car l’intelligentsia russe émigrée était très active. Elle continuait d’écrire des 1ivres, de publier une quantité de revues et de journaux. En outre, en 1937, la bibliothèque devint le dépôt légal des archives littéraires de l’émigration russe. On comprend l’intérêt qu’elle représentait pour l’occupant allemand qui en 1940, dans un Paris à peine conquis, soucieux de faire disparaître les foyers de culture russe en Europe, fit enlever et déporter en Allemagne la plus grande partie de ses collections.

A la fin de la guerre ces collections étaient stockées dans un château en Pologne, où elles furent trouvées par l’armée russe et expédiées en URSS.

L’histoire de la spoliation de la Bibliothèque Tourguenev est désormais bien connue grâce aux travaux de l’historienne américaine Patricia Grimsted. Cette dernière, spécialiste des biens culturels spoliés, a travaillé longtemps dans les archives allemandes, américaines, françaises, russes et ukrainiennes, a pu reconstituer ce qu’elle appelle l’ « Odyssée » de la Bibliothèque Tourguenev et la raconter dans un travail de 250 p.titre ?

La Bibliothèque Tourguenev est depuis longtemps reconnue par les pouvoirs français, et plus particulièrement par la Ville de Paris. En reconnaissance de son importance, celle-ci lui avait attribué, en 1938, des locaux dans l’Hôtel Colbert, 13, rue de la Bûcherie. Après la guerre de 1939-1945 des crédits importants de “dommages de guerre” furent attribués à l’Association de la Bibliothèque Russe Tourguenev, avec l’exigence explicite de consacrer une partie de ses crédits à l’acquisition d’un local destiné à héberger la nouvelle Bibliothèque Tourguenev. Le reste des crédits fut employé à reconstituer ses collections et l’aider à fonctionner pendant plusieurs années. En 1972, les crédits de dommage de guerre épuisés, la bibliothèque reçoit une subvention de la Ville de Paris. Il y a donc une continuité dans la reconnaissance de l’utilité publique de la bibliothèque.

Après la guerre la Bibliothèque Tourguenev a été reconstituée très rapidement, en partie grâce aux dommages de guerre, et grâce aux efforts inépuisables de quelques personnes, notamment Tatiana Bakounine-Ossorguine elle est redevenue la principale bibliothèque de l’émigration. Et dès le début des années 60 elle recommença à attirer les chercheurs de tous les pays.

Depuis 1989 l’émigration russe est devenue l’un des principaux thèmes des historiens de la Russie et de la littérature russe du monde entier. Sujet tabou en Russie jusqu’à la “perestroïka”, l’émigration est aujourd’hui remise à l’honneur dans son propre pays, où les chercheurs russes, jeunes et vieux, ont découvert des pans entiers de leur culture qui leur avait été occultée et interdite.

Cette culture russe, qui avait continué à se développer dans les conditions d’exil, s’était fixé pour tâche de préserver et d’entretenir les valeurs spirituelles russes traditionnelles que la Russie soviétique entendait nier. Et c’est cette culture que la bibliothèque Tourguenev s’était donnée pour mission de sauvegarder.

C’est précisément cet héritage culturel que la Russie d’aujourd’hui redécouvre et que les chercheurs russes viennent trouver à Paris à la bibliothèque Tourguenev, mais également les chercheurs étrangers, allemands, américains, italiens, etc. Les Français s’adressent à elle non seulement pour des recherches scientifiques mais pour tout ce qui concerne la Russie, car c’est une des bibliothèques parisiennes qui offrent le plus d’informations sur ce pays – des informations accessibles à tous, car elle est accessible à tous.

Internationalement connue, la bibliothèque Tourguenev a fait l’objet d’une sollicitude particulière de la part des services européens chargés du rapatriement des biens spoliés pendant la guerre. Elle figure en premier lieu sur la liste de ces biens. La bibliothèque a réclamé le retour de ses propres archives et a demandé que toute la lumière soit faite sur son sort pendant la guerre.

Ses démarches ont eu des résultats positifs. Quelques bibliothèques russes, ainsi que des (personnes) individus isolés, ont rendu des ouvrages ayant appartenu à la Bibliothèque Tourguenev. La Bibliothèque des Sciences sociales de Moscou (ex Bibliothèque de l’Institut du marxisme-léninisme) a restitué la collection qu’elle avait gardée précieusement dans ses fonds.